💚 La nature, notre philosophe intĂ©rieur par Slobodan Despot

Sortir de la tour sans porte Nous vivons l’époque des Ă©vidences oubliĂ©es. RĂ©pĂ©tons-nous donc. La nature, c’est tout ce qui, dans l’univers, n’est pas fait de main d’homme. Tout ce que homo faber, dans son obsession du contrĂŽle total, ne contrĂŽle, justement, pas. La nature autour et en face de nous est la limite de notre pouvoir sur la matiĂšre, sur le monde et sur notre propre destin. * Il n’y a pas d’art sans la contrainte et l’art appuyĂ© sur des contraintes autodĂ©terminĂ©es est une plaisanterie. Autant vouloir se soulever en se tirant soi-mĂȘme par les cheveux. Le dĂ©sir de mater la nature, de ne plus en tenir compte, est la raison profonde du naufrage de la modernitĂ© et de notre angoisse dĂ©sormais consubstantielle combattue Ă  coups de psychotropes. Architecture carcĂ©rale, littĂ©rature nombriliste, peinture rĂ©duite Ă  l’autothĂ©rapie. Tout n’est qu’enfermement et involution sitĂŽt que ce dialogue avec l’Autre immuable s’interrompt. Le paysage intĂ©rieur de l’homme restĂ© seul avec lui-mĂȘme n’est pas beau. C’est une cartographie de la folie. * La nature est une muraille impitoyable, mais avec de prodigieuses Ă©chappĂ©es. La conscience, l’esthĂ©tique, la science se sont dĂ©veloppĂ©es dans cet Ă©change que nous avons stupidement rĂ©duit Ă  une lutte. Bien sĂ»r, il a fallu conquĂ©rir notre place dans cet ordre impitoyable entre l’amibe et les constellations. Mais il aurait fallu Ă©tendre l’éthique de ce combat Ă  nous-mĂȘmes. Savoir maĂźtriser, comme nous l’avons fait de la matiĂšre, le dĂ©chaĂźnement de nos propres forces Ă©lĂ©mentaires, ce qu’on appelait jadis l’hybris. * Pour ne pas avoir su le faire, nous nous sommes mis Ă  doubler la nature lĂ  oĂč nous aurions pu nous adosser Ă  elle comme nous l’avons toujours fait. La science nous a permis de retourner la lame de notre soif de conquĂȘte contre la branche mĂȘme sur laquelle nous Ă©tions assis. Nous sommes devenus comiquement redondants. Nous avons plantĂ© des pylĂŽnes Ă  chaque endroit oĂč un arbre eĂ»t fait l’affaire. Nous nous sommes embarquĂ©s dans une rivalitĂ© avec un adversaire invincible. L’«émancipation» de l’homme d’avec la nature, comme l’a montrĂ© C. S. Lewis, aboutit nĂ©cessairement Ă  la rĂ©gression de l’homme, son automatisation et sa robotisation. Donc Ă  la victoire totale de la nature. Lorsque nous aurons tout dĂ©truit, les lierres envahiront nos ruines de bĂ©ton armĂ© comme le gibier se royaume parmi les immeubles dĂ©sertĂ©s de Pripiyat, la citĂ© dortoir de Tchernobyl. * Je contemple avec une attention aiguĂ« et Ă©mue les arriĂšre-plans de la peinture flamande ou italienne. Les arcades effondrĂ©es envahies de ronces. Les vieux ponts incrustĂ©s dans la verdure comme s’ils en avaient toujours fait partie, comme des os dans la chair. Les villages qui s’enchaĂźnent dans les vallĂ©es au fil de routes tortueuses se perdant Ă  l’infini. Les fumĂ©es hivernales dans les ciels gris de Bruegel. Quelle que soit l’avant-scĂšne — portrait de cour, bataille, chasse, procession —, l’arriĂšre-plan la relativise en l’inscrivant dans les cycles sans fin qu’aucun horloger humain ne peut interrompre. C’est infiniment hospitalier et infiniment rassurant. * * La nature est un refuge et un recours. Non pas pour les Tesson ou les Unabomber, mais pour nos claustrophobies sociales. Il ne s’agit mĂȘme pas du «recours aux forĂȘts», il s’agit d’une simple idĂ©e d’évasion possible. L’idĂ©e qu’ici, les ondes ne passent pas. Que de lĂ , on peut encore contempler la voĂ»te Ă©toilĂ©e sans pollution lumineuse. Que lĂ -bas, le silence est tel qu’on y entend notre propre pouls. C’est pourquoi M. Elon Musk expĂ©die des guirlandes de satellites dans le ciel pour «couvrir» la Terre entiĂšre de rĂ©seaux internet, jusqu’aux deux pĂŽles. C’est pourquoi il n’est plus un recoin de forĂȘt sans vrombissement d’avion ou de lointaine dĂ©broussailleuse. Il n’y aurait plus que cinquante lieux de silence absolu sur toute la planĂšte. C’est le nombre des briques qui manquent pour que notre autoenfermement soit parachevĂ©. Le maçon stupide a Ă©levĂ© sa tour autour de lui sans prĂ©voir de porte. * Le bonheur d’une civilisation pourrait se situer au point d’équilibre de sa relation avec l’environnement. La France Ă  son apogĂ©e Ă©tait une alternance idĂ©ale entre architecture, gĂ©nie civil et verdure. Encore l’utopie futuriste de Ledoux aux salines royales d’Arc-et-Senans: gĂ©omĂ©trie, mais taillĂ©e dans la pierre. Rationalisation du travail et de l’habitat, mais avec un jardin Ă  bonne taille pour chaque mĂ©nage. On voit en de tels lieux — comme Ă  visiter les premiĂšres centrales Ă©lectriques, augustes comme des Ă©glises — que cela eĂ»t pu bien tourner, nous avons pris quelque part la mauvaise bifurcation.
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